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lundi 2 mai 2011

L'homme transcendant

Voici maintenant une histoire attribuée à Lie Tseu. Elle est un peu longue, mais j'ai un faible pour celle-ci tant elle montre les effets incroyables de celui qui se laisse conduire par son instinct universel.
La conclusion de Confucius est à se tordre de rire !  
Un membre au clan Fan, nommé Tzeuhoa, très avide de popularité, s’était attaché tout le peuple de la principauté Tsinn. Le prince de Tsinn en avait fait son favori, et l’écoutait plus volontiers que ses ministres, distribuant à son instigation les honneurs et les blâmes. Aussi les quémandeurs faisaient­-ils queue à la porte de Tzeuhoa, lequel s’amusait à leur faire faire devant lui assaut d’esprit, à les faire même se battre, sans s’émouvoir aucunement des accidents qui arrivaient dans ces joutes. Les mœurs publiques de la prin­cipauté Tsinn pâtirent de ces excès.

Un jour Hocheng et Tzeupai, qui revenaient de visiter la famille Fan, passèrent la nuit, à une étape de la vil­le, dans une auberge tenue par un certain Chang‑K’iou‑k’ai (taoïste). Ils s’entretinrent de ce qu’ils venaient de voir. Ce Tzeuhoa, dirent‑ils, est tout-­puissant ; il sauve et perd qui il veut ; il enrichit ou ruine à son gré.
Chang‑K’iou‑k’ai que la faim et le froid empêchaient de dormir, entendit cette con­versation par l’imposte. Le lendemain, emportant quelques provisions, il alla en ville, et se présenta à la porte de Tzeuhoa. Or ceux qui assiégeaient cet­te porte, étaient tous personnes de condition, richement habillés et venus en équipages, prétentieux et arrogants. Quand ils virent ce vieillard caduc, au visage halé, mal vêtu et mal coiffé, tous le regardèrent de haut, puis le mé­prisèrent, enfin se jouèrent de lui de toute manière. Quoi qu’ils dissent, Chang‑K’iou‑k’ai resta impassible, se prêtant à leur jeu en souriant.
Sur ces entrefaites, Tzeuhoa ayant conduit toute la bande sur une haute terras­se, dit :
— Cent onces d’or sont promises à qui sautera en bas !
Les rieurs de tout à l’heure eurent peur. Chang‑K’iou‑k’ai sauta aussitôt, descendit dou­cement comme un oiseau qui plane, et se posa à terre sans se casser aucun os.
— C’est là un effet du hasard, dit la bande.
Ensuite Tzeuhoa les con­duisit tous au bord du Fleuve, à un coude qui produisait un profond tourbil­lon.
— A cet endroit, dit‑il, tout au fond, est une perle rare ; qui l’aura retirée, pourra la garder !
Chang‑K’iou‑k’ai plongea aussitôt, et rapporta la perle rare du fond du gouffre. Alors la bande commença à se douter qu’elle avait affaire à un être extraordinaire.
Tzeuhoa le fit habiller, et l’on s’attabla. Soudain un incendie éclata dans un magasin de la famille Fan.
— Je donne, dit Tzeuhoa, à celui qui entrera dans ce brasier, tout ce qu’il en aura retiré !
Sans changer de visage, Chang‑K’iou‑k’ai entra aussitôt dans le feu, et en ressortit, sans être ni brûlé ni même roussi.
 Convaincue enfin que cet homme possédait des dons transcendants, la bande, lui fit des excuses.
— Nous ne savions pas, dirent‑ils ; voilà pourquoi nous vous avons manqué. Vous n’y avez pas fait attention, pas plus qu’un sourd ou qu’un aveugle, confirmant par ce stoïcisme votre transcendance. Veuillez nous faire part de votre formu­le !
— Je n’ai pas de formule, dit Chang‑K’iou‑k’ai. Je vais comme mon instinct naturel me pousse, sans savoir ni pourquoi ni comment. Je suis ve­nu ici pour voir, parce que deux de mes hôtes ont parlé de vous, la distance n’étant pas grande. J’ai cru parfaitement tout ce que vous m’avez dit, et ai voulu le faire, sans arrière‑pensée relative à ma personne. J’ai donc agi sous l’impulsion de mon instinct naturel complet et indivis. A qui agit ainsi, au­cun être ne s’oppose, (cette action étant dans le sens du mouvement cosmi­que). Si vous ne veniez de me le dire, je ne me serais jamais douté que vous vous êtes moqués de moi. Maintenant que je le sais, je suis quelque peu ému. Dans cet état, je n’oserais plus, comme auparavant, affronter l’eau et le feu, car je ne le ferais pas impunément.
Depuis cette leçon, les clients de la famille Fan n’insultèrent plus personne. Ils descendaient de leurs chars, pour saluer sur la route, même les mendiants et les vétérinaires.
Tsai‑no rapporta toute cette histoire à Confucius.
— Sans doute, dit celui‑ci. Ignorais‑tu que l’homme absolument simple, fléchit par cette simplicité tous les êtres, touche le ciel et la terre, propitie les mânes, si bien que rien absolument ne s’oppose à lui dans les six régions de l’espace, que rien ne lui est hostile, que le feu et l’eau ne le blessent pas ? Que si sa simplicité mal éclairée a protégé Chang‑K’iou‑k’ai, combien plus ma droiture avisée me protègera‑t­-elle moi. Retiens cela ! (Bout de l’oreille du chef d’école.)

Pour Lie Tseu, Oliver.

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